lundi 19 mars 2018

Seigneurs de lumière


Roger Zelazny - Seigneurs de lumière - Denoël Lunes d’encre





Disparu en 1995, Roger Zelazny laisse dans la mémoire de ses lecteurs le souvenir d’un auteur brillant, inégal, jamais ennuyeux. Revisitant les mythologies indiennes, égyptiennes, grecques ou créant ses propres mondes, il a dépoussiéré la fantasy, s’autorisant à l’instar d’un Delany avec le space opera, toutes les audaces stylistiques. Une bizarre tradition critique a longtemps tenté de minimiser ses réinterprétations des grands mythes culturels ou religieux, arguant de la faiblesse du procédé. Or de fortes œuvres littéraires ont été bâties sur des relectures, en particulier celles de Dan Simmons

C’est ce que révèle le présent volume. Il permet d’apprécier la créativité d’un écrivain qui ne craignait pas d’accommoder le genre à la sauce new wave et devrait réconcilier les amateurs de ses textes courts et le lectorat d’Ambre. Il compile trois romans, Seigneur de lumière, (Lord of light, de 1967), Royaumes d’ombre et de lumière, (Creatures of light and darkness, de 1969) et L’œil de chat,( titre original Eye of cat, de 1982).


Seigneur de lumière une cosmogonie indienne


Un groupe d’humains a émigré dans un futur indéterminé sur une autre planète. Surnommés les Premiers, ils ont asservis la population indigène et installé une théocratie à l’image du panthéon hindou, aidés en cela par leurs pouvoirs de mutants et une technologie brillante. Par l’intermédiaire des brahmanes, ils étouffent toute velléité de révolte ou de progrès scientifique. Peu à peu ils se sont identifiés aux dieux indiens, parvenant à une sorte d’immortalité en migrant leur essence de corps en corps. Mais l’un d’entre eux qui se fait appeler Bouddha ou plus simplement Sam se rebelle contre cette tyrannie.
Seigneur de lumière raconte sa lutte contre la Trimurti [la trinité Brahmâ, Vishnou, Shiva] et leurs alliés. Il débute par la renaissance de Siddhârta au lendemain d’une cruelle défaite, puis se poursuit par l‘évocation de ses combats antérieurs.

Comment expliquer l’enchantement procuré par cette lecture ?
En premier lieu l’intelligence du propos de l’auteur. L’intrusion imaginaire de Bouddha dans la cosmogonie indienne évoque l’histoire bien réelle et maintes fois répétée des révoltes contre les castes brahmanes dans le sous-continent. A l’image des récits védiques, les personnages de Zelazny sont à la fois l’expression de forces naturelles - la foudre, les tempêtes - et sont animés des passions les plus humaines ou les plus animales. Deux d’entre eux se détachent, Siddartha bien sûr et Yama, le dieu de la mort. Tour à tour ennemis et alliés, leurs duels, leurs débats constituent le principal pivot romanesque sur fond de conflits. Comme souvent  chez l'écrivain les protagonistes fuient un ennemi implacable, image du combat éternel entre l’art et la mort.

« La Mort et la Lumière sont partout pour toujours et elles commencent finissent luttent veillent dans le Rêve de l’Inommé qu’est le monde, mots brûlants dans le Samsara, pour créer peut être la Beauté. Et ceux qui portent la robe safran méditent toujours sur la Voie de la Lumière tandis que la jeune fille nommée Murga visite chaque jour le temple pour déposer au pied de l’autel de son sombre dieu la seule offrande de fleurs qu’il reçoive »

L’art romanesque de Zelazny atteint ici un sommet. Chapitres et péripéties s’enchaînent comme des fresques sans rompre la continuité narrative : l’éveil de Siddartha, le combat de Yama contre Rild, et l’affrontement de ce même Yama contre Bouddha. la Mort essaye en vain de se saisir de celui qui renonce à l’Etre... C’est à peine si l’on remarque le peu d’importance accordé par l’auteur à la géographie des lieux dans ce roman. Tout ceci suggère un théâtre, mais un théâtre d’ombres dont le maître mot serait le rêve.



Royaumes d’ombre et de lumière ou les desseins d’Anubis


L’onirisme constitue la matière première des trois ouvrages, et le deuxième roman, Royaumes d’ombre et de lumière, en est la meilleure illustration.
Anubis et Osiris se partagent la domination de l’univers connu. L’un est le seigneur de la Maison des Morts, l’autre de la Maison de la Vie. Entre les deux s’étendent les Mondes du Milieu ou vivent les entre autres humains. Or Anubis a un compte à régler avec un certain Prince aux mille formes, réfugié quelque part dans Les Mondes du Milieu. Il dépêche un envoyé du nom de Wakim pour le détruire.

Dans cet ouvrage dédié à l’ami Delany et qui succède chronologiquement à Seigneur de lumière, le romancier s’est livré à une expérimentation littéraire, mêlant séquences romanesques, dialogues de théâtre et poésies. La new wave bien sur est passée par là. Mais si la première moitié du livre se dévore d’une traite, notamment les scènes se déroulant dans la Maison des Morts, ou encore le combat temporel entre Wakim et le Général d’Acier - un cavalier d’acier qui inspira le cheval d’acier de Dilvish le Damné et un passage d’Hypérion de Dan Simmons -, la suite de l’intrigue se perd dans un carrousel cosmique difficile à appréhender. De nouvelles entités surgissent brutalement de nulle part comme dans un rêve, Wakim se révèle être un dieu amnésique, et devient paradoxalement un personnage secondaire au mépris de toute règle romanesque.


Au terme de la lecture, les dieux de Zelazny nous semblent bien lointains. On dirait que l’écrivain a jeté en vrac sur la table tous les matériaux d’un puzzle non reconstitué...
Cependant dans American Gods, dédié à l’auteur des Princes d’Ambre, Neil Gaiman se souviendra du Général d’Acier en rédigeant une scène délirante ou des divinités à forme humaine enfourchent des chevaux de foire dans un site sacré pour retrouver leur apparence première !



L’œil de chat ou le dernier des Navajos


Le choix de Gilles Dumay de publier L’œil de chat au lieu du très connu Toi l’immortel, pourtant chronologiquement proche de Seigneur de Lumière et de Royaumes d’ombre et de lumière s’avère judicieux. En effet l’ouvrage est de facture supérieure et reste dans la veine zelaznienne du recyclage sinon mythologique du moins culturel, ce qui confère une homogénéité à l’ensemble.

Qui est William Cheval-Noir Singer, alias Billy ? Un chasseur des temps futurs qui capture toutes sortes de bestioles extra terrestres pour remplir des zoos, mais aussi un indien, un des derniers navajos. La Terre fait appel à ses talents de pisteur pour intercepter un Stragien qui voudrait compromettre des négociations en cours entre cette civilisation et les humains. Pour l’aider dans cette entreprise difficile, Billy libère un des ET qu’il a capturé. Le chat, ainsi se nomme t’il, l’affrontera en retour pour le tuer. L’intrigue se resserre donc sur le combat entre deux survivants aussi désespérés l’un que l’autre, car le chat est l’ultime représentant de son espèce. Comme le Stragien, c’est également un être télépathe et métamorphe.

Le personnage de Billy indien navajo tour à tour chasseur et chassé a un relief tout particulier. Il oscille constamment entre deux mondes, le visible, celui des hommes et l’invisible, celui des esprits. En lui s’incarne le Peuple. Pareillement, le chat est un adversaire terriblement pressant aussi bien physiquement que symboliquement comme le souligne son œil unique, l’oeil de la culpabilité.


Le roman se situe dans la mouvance thématique SF de Terminus les Etoiles de Alfred Bester, et s’achève sur une tonalité fantastique, dans le canyon de Chelly, haut lieu légendaire des navajos. Cette fois les audaces stylistiques de l’auteur s’accordent à son sujet. La poésie des légendes amérindiennes s’entremêle harmonieusement à la narration des combats.
C’est une réussite.



En conclusion Seigneurs de lumière compile un chef d’oeuvre, un texte intéressant mais inégal, et un très bon roman. 

(Cet article est la refonte d'une ancienne chronique parue sur le site du CC)

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