mardi 10 janvier 2017

Jean Ray, entre réalité et légende (2)



Jean Ray - La croisière des ombres - Alma








Poursuivant son intégrale chronologique Jean Ray (signature qui exclut donc la série des Harry Dickson) Arnaud Huftier propose La croisière des ombres augmentée de nouvelles inédites rédigées à la même période (ici début des années 30).Ces textes additionnels donnent parfois de bonnes surprises comme « Herr Hubich dans la nuit » (1), une histoire non fantastique troussée à la manière de Maupassant.

L’époque est difficile pour Raymond de Kremer. Une escroquerie sur des titres d’une obscure société du Congo belge l’envoie derrière les barreaux pour trois ans entre 1926 et 1929. Ses motivations nous le rendent aujourd’hui plus sympathique que les obsessions usurières des Contes du whisky : l’auteur essayait de tenir à flot une revue littéraire. Que n’eut il connu la mode actuelle du financement participatif …  En tout cas le voici exclu des cercles intellectuels franco-belges et contraint sous divers pseudonymes de produire à tour de bras pour survivre.

Les fictions portent la marque de ces épreuves : solitude, itinéraires individuels sans espoir mais aussi rêves de plaisirs culinaires, témoignent peut-être de l’isolement carcéral de Gand. Aux récits d’ambiance du précédent volume succèdent des textes plus structurés qui trouvent leur apothéose dans « La ruelle ténébreuse » et « Le psautier de Mayence ». Dans le premier l’écrivain opte pour un récit en miroir. Deux manuscrits relatent les événements tragiques qui secouent une cité : disparitions en série, incendies criminels. L’un a pour cadre une maison bourgeoise habitée par un spectre, l’autre évoque une rue invisible, « un quai 9 ¾ ». « Le psautier de Mayence » raconte une odyssée maritime au bout de l’enfer. « Mondschein-Dampfer » a pour thème une histoire d’amour malheureux au cœur du Berlin d’avant-guerre. Il traduit bien la spécificité de Jean Ray, l’irruption de l’horreur au cœur de l’intime.

Fantômes, spectres, puissances infernales, tout cela peut sembler gothique et désuet, mais quelque chose ne vieillit pas, c’est le coup de pinceau de l’écrivain gantois. D’un ciel gris, il dit : « John regarda le ciel oxydé par les brouillards salins : des vols d’échassiers y menaient des monômes chagrins. »(« Le dernier voyageur ») Il exprime le dégoût en ces termes : « J’en ai toujours voulu à ce garçon stupide qui commençait invariablement son repas par une tomate gavée de mayonnaise. Il avait l’air de se régaler d’un abcès. » (« Dürer, l’idiot »). Et encore « Les marins qui racontent d’effarants secrets, parlent le menton sur la poitrine où la laine de leurs vareuses et la toison de leur chair mangent les syllabes sonores. Les forçats n’étaient pas de marins. Ils parlaient bas, mais le long des dalots, leurs paroles glissaient vers moi comme des couleuvres. » («Le bout de la rue ») 

L’aventure éditoriale entreprise par Alma se poursuit avec plaisir, enrichie comme d’habitude par une postface fort instructive, la date et l’origine des textes. Petit bémol, un rappel des titres des nouvelles en haut des pages de gauche faciliterait les relectures.

(1) Les Contes du Whisky

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