dimanche 9 novembre 2014

Perdido Street Station




China Miéville - Perdido Street Station - Pocket Fantasy


Je me suis tenu assis, le vent à mon côté, et j’ai été le témoin de la cruauté et de la malfaisance.


Hasard des lectures, la chronique de Perdido Street Station coïncide, à quelques mois près tout de même, avec le retour de David Camus à la tête de Pocket. Il avait jadis, en compagnie de Patrice Duvic, publié le présent ouvrage de China Mieville. Souhaitons lui, dans la continuité d’un parcours universitaire et professionnel Goimardesque, brillant mais ne négligeant pas les chemins de traverse, tout le succès possible.

On sera sans surprise élogieux sur ce roman, qui aurait mérité en son temps le Hugo obtenu ultérieurement par The city and the city, de même qu’on ne présentera pas l’écrivain qui a renouvelé la Fantasy. Pourquoi défendre un ouvrage déjà encensé de toutes part ? Hormis la liberté de plume du chroniqueur,  peut-être en raison d’un certain agacement devant la ruée éditoriale sur Games of Thrones  et sa déclinaison télévisée chiantesque au possible qu’on échangerait volontiers contre deux minutes de Spartacus saison 1.

Le récit de Perdido Street Station se déroule intégralement dans la ville de Nouvelle- Crobuzon. Un univers que l’auteur réinvestira dans Le concile de fer et dans une moindre mesure dans Les scarifiés. Yagharek, un Garuda, c'est-à-dire un homme-oiseau, vient demander à Isaac Dan der Grimnebulin, savant de renom, de lui fabriquer des ailes perdues ou plutôt amputées dans des circonstances qui ne seront éclaircies qu’ à la fin du roman.
Isaac vit en marge de la communauté scientifique, ce qui lui permet de se livrer à des expérimentations plus ou moins légales et de protéger sa vie privée. Il partage en effet son existence avec une khépri, une des nombreuses espèces non humaines qui peuplent la cosmopolite Nouvelle-Crobuzon. Tout entier à ses multiples recherches, il laisse au sein de son animalerie se développer imprudemment une horreur qui va s’abattre sur la ville et le contraindre à la combattre.


Perdido Street Station est l’allégorie de la monstruosité.  La cité évoque une putréfaction vivante aux noms de quartiers évocateurs, Crachatre, Chiure, Tournefoutre, peuplée d’un bestiaire fantastique ; en particulier les Recréés, hybrides d’humains, d’animaux, de machines, et des horreurs lovecraftiennes, telles les gorgones ou la Fileuse. Le premier tome de l’édition poche a une saveur de weird fantasy. Le lecteur découvre la ville avec Yagharek, s’imprègne de son atmosphère, suit les personnages dans leur quotidien. Le second tome, carrément épique vire au drame et à la dark fantasy. 
La réussite de l’oeuvre tient d’abord à des choix narratifs judicieux et à une écriture inspirée. Dans des soliloques poétiques, Yagharek, déjà cité, pleure ses ailes perdues comme jadis Milton sa vue, mais un Milton qui tarderait à trouver la rédemption. L’oiseau Garuda tient également le rôle du narrateur, celui dont le regard aérien permet d’englober la totalité de l’histoire. L’intrigue, irriguée de longues descriptions est ponctuée de scènes de combats ou de prédations impressionnantes. Les personnages marquent les esprits. En particulier Isaac et Lin sa compagne khepri, femme au corps humain et à tête de scarabée, forment un couple détonnant unis par une passion amoureuse discrète et dramatique. L’un scientifique, volubile, obstiné, l’autre artiste sculptrice, secrète.

 Perdido Street Station est pratiquement un chef d’oeuvre de la littérature de fantasy. On le doit aussi à l’excellent travail de la traductrice Nathalie Mège. Evoquant la première khépri a avoir investi la ville de  Nouvelle-Crobuzon, elle la nomme ainsi : La Mante fervente (l’amante fervente). Sollers en aurait bouffé son cigare.


5 commentaires:

chéradénine a dit…

Si je crois me souvenir lointainement que le tome 2 avait dans un premier temps ralenti la dynamique ou la progression du récit, j'ai gardé un souvenir fort de Perdido Street Station, même si le dénouement de l'histoire de Yagharek m'a fait un coup. Le plaisir visible que prend Mieville a créer des créatures comme les gorgones est absolument communicatif, et l'aspect très cartographié de la ville est sacrément immersif. Le plaisir du style ressenti à la lecture est immédiat: j'ai eu peine à croire le fait que ce style soigné mais savoureux fut à de multiples reprises utilisé comme argument pour justifier un abandon/déplaisir de lecture.

J'espère qu'une fois avoir changé un peu d'air, vous rempilerez pour les Sacrifiés. On quitte complètement Crobuzon pour le coup, mais le voyage m'a marqué sans doute davantage. Peut-être est-ce parce que je suis néophyte du genre d'aventures qu'a vécu l'héroïne dans les Scarifié, et je me suis pas mal impliqué dans sa lecture, ce qui n'est pas difficile. Le livre n'avance pourtant guère vite, mais l'environnement nous pénètre d'autant plus. Il y a une brochette de personages intéressants, à commencer par l'héroïne, et même si j'ai cru ressentir les influences rôlistes de l'auteur sous les traits d'un guerrier mega fort et mystérieux moins réaliste que les autres (mais réussi parce que Mieville n'est jamais un tacheron), il y a des moments dramatiques absolument captivants et au moins une description dantesque. A l'opposé de passages maritimes débridés et à couper le souffle, mais finalement par rapport à la vie du quotidien, il y a des évocations d'un ailleurs plus obscur et inquiétant lié à notre intrigue: là encore j'ai complètement tripé. Cela ajouté au parcours de Bellis, à ce putain d'épilogue bien réussi, m'a fait "préférer" les Scarifiés à Perdido si cela à un sens. La critique de Mr.Cafard lui fait honneur. Le Concile de fer a bien moins marché sur moi, malgré son côté inventif: l'axe de la révolte politique méritait sans doute d'être traité, mais on se récolte une grosse linéarité en plus de ça. Mieville a répondu a un besoin personnel qui n'était pas le mien, je crois. The City and the city, curieusement acclamé, m'a déçu. Certes, on quitte l'urban fantasy, mais la dystopie imaginée, ses rouages et révélations, ne m'ont franchement pas emoustillées. A tel point que je n'ai toujours pas lu Kraken: je n'ai plus confiance. Mieville fait-il encore ce pour quoi il s'est montré si doué ?

chéradénine a dit…

"A l'opposé de passages maritimes débridés et à couper le souffle, mais finalement [minoritaires] par rapport à la [vie au quotidien, suffisamment dangereuse comme ça]...

Soleil vert a dit…

Tout d’abord merci de votre commentaire.
« j'ai eu peine à croire le fait que ce style soigné mais savoureux fut à de multiples reprises utilisé comme argument pour justifier un abandon/déplaisir de lecture.»
Pareil. Bien qu’appartenant à la génération SF du regretté Roland Wagner, c'est-à-dire un groupe de lecteurs qui prenait d’abord plaisir au délire imaginatif de la SF et advienne que pourra pour l’écriture, j’ai aussi lu un peu de mainstream, beaucoup de poésie. Je goûte donc aussi aux phrases bien agencées, et aujourd’hui prend autant de plaisir immersif dans le style que dans les étoiles. (Ce qui explique mon intégration dans l’ex Cafard). La petite déesse de Ian McDonald fut un pur moment de jouissance. Concernant le bon The city and the city, Xavier Vernet de Scylla dit avec raison que sous une forme plus ramassée, ce texte eut été génial (Borgésien dirons nous).
Au plaisir de vous lire

Anonyme a dit…

Je pensais ne pas avoir éprouvé beaucoup de plaisir à lire Perdido Street Station. En lisant votre billet et les commentaires, je réalise en fait que j'en garde des souvenirs aigus, et que mon ressenti était peut-être dû à l'ambiance noire qui imprègne cette histoire. Par exemple je ne me rappelle pas m'être représenté la ville sans une chape de nuages bas... mais je me rappelle bien de la ville (ou encore du dépotoir (?) dans lequel se camoufle le concile)!

merci pour les souvenirs :)

Soleil vert a dit…

L'image que je garderai sera celle des gorgones, sortes de ptérodactyles affublés d'une langue pendante immense.
Une remarque, les grands auteurs de livres "exotiques" ont l'art d'escamoter des considérations pratiques non négligeables. Dans les aventures du Capitaine Hatteras de Jules Verne, les survivants de l'expédition polaire s'en tirent sans une engelure. De même, aucune épidémie ne ravage la Nouvelle-Crobuzon, une ville qui ressemble pourtant à une déjection géante.
Au plaisir de vous relire.