dimanche 30 novembre 2014

Trois oboles pour Charon



Franck Ferric - Trois oboles pour Charon - Denoël Lunes d’encre


Nul doute qu’avec la parution de Trois oboles pour Charon, Franck Ferric vient de susciter la curiosité de lecteurs supplémentaires du fandom. Emergeant des « Brumes étranges » de l’éditeur Riez, le voici désormais placé sous les projecteurs de Denoël. Deux constats s’imposent à la lecture de son livre : l’auteur est manifestement doué, et, mauvaise nouvelle pour les écrivains postulants, à la plume hésitante, le ticket d’entrée chez Lunes d’encre s’avère particulièrement élevé. Non seulement Franck Ferric écrit bien, même très bien (1), mais le bougre effleure les plates bandes d un monstre littéraire qu’il n’ose incorporer dans ses épigraphes, pourtant déjà bien alimentées en Châteaubriand, Nietzsche et consorts. Bref, il y a du fond (sans jeu de mot) dans cet ouvrage.

Ferric s’attaque en effet au mythe de Sisyphe. Selon la légende la plus courante, ce brigand rusé fut puni par Zeus pour avoir enlevé une de ses prêtresses et brûlé un de ses temples. Il  échappa à deux reprises au châtiment, la première fois en emprisonnant Thanatos dépêché par Hadès, la deuxième grâce à l’intercession de Perséphone auprès de son époux. Mais il fut finalement rattrapé par ce dernier et condamné  à rouler éternellement un rocher vers le sommet d’une montagne, qui en dégringolait aussitôt. L’auteur imagine une autre fin, toute aussi terrible. En quelque sorte il échange le rocher contre le nocher. Sisyphe, descendant aux Enfers et ne pouvant s’acquitter de trois oboles, se voit contraint par Charon, le passeur des âmes mortes, de réintégrer la surface de la terre au beau milieu d’une guerre, non sans lui avoir oblitéré préalablement son identité. C’est donc vierge de toute mémoire que Sisyphe retrouve les hommes pour périr de leurs mains presque aussitôt, malgré tous ses efforts.

L’ancien brigand revisite ainsi l’Histoire humaine à travers ses conflits. On pense à Highlander, au Soldat des brumes de Gene Wolfe, voire à la Guerre éternelle de Joe Haldeman. « L’enfer c’est la répétition » écrit Franck Ferric. On pourrait ajouter, pour le lecteur aussi. Mais l’écrivain s’ingénie à diversifier les scènes d’hostilités, la plus intéressante retraçant au XVII e siècle l’épopée conjointe du héros et d’un mercenaire suisse, soldat de fortune. On se dit là, qu’avec ses qualités de plume, l’auteur pourrait peut-être rejoindre Jaworski.

La réussite de cet ouvrage, son épaisseur, repose sur le destin de Sisyphe. A la suite de Camus, Ferric en fait un Homme révolté, révolté contre les dieux. Il oscille perpétuellement entre deux Enfers, l'un conçu par les divinités, l'autre par les hommes. De là naît une double tentation, celle de la conscience et celle de l’oubli symbolisé par les eaux du Léthé. Son premier combat est celui, célébré par l’auteur de La peste, de la lucidité : « Sisyphe, prolétaire des dieux, impuissant et révolté, connaît toute l’étendue de sa misérable condition : c’est à elle qu’il pense durant sa descente. La clairvoyance qui devait faire son tourment consomme du même coup sa victoire. Il n’est pas de destin qui ne se surmonte par le mépris. (2) ». Il n’est pas sur cependant que Camus ait le dernier mot ici. Après tout Chateaubriand, cité par Ferric, envisage sereinement la tombe. Une perspective qui inspire peut-être l’auteur de Trois oboles pour Charon quand il montre les derniers survivants de la Terre forer une fosse dans « le cadavre du monde ». Creuser sa propre tombe a toujours été une caractéristique humaine…Non, décidément on n’imagine pas Sisyphe heureux … à l’opposé du lecteur : de la fantasy de cette volée, on en redemande.








(1) Il faut souligner la richesse lexicale (glossolalie, birbe, hadal, mancie, cenellier, diaclase …)
(2) Le mythe de Sisyphe.

1 commentaire:

A.C. de Haenne a dit…

Ce fut aussi pour moi un très grand moment de lecture.

A.C.