lundi 17 février 2014

Fernando Pessoa – Le livre de l’intranquillité – Christian Bourgois Editeur

Nul ne fut plus Ulysse que cet écrivain portugais immergé dans l’océan de la littérature, dont le nom Pessoa signifie Personne, c'est-à-dire rien et tout, et qui répandit ses écrits, dissimulé sous de multiples hétéronymes. Tel est le sens de l’imploration à la fin de l'errance, extraite du Livre de l’intranquillité : « Qui donc me sauvera d'exister ? ». Cette supplique posthume traverse tout l’ouvrage rédigé entre 1913 et 1935 sous le pseudonyme de Bernardo Soares.


Assemblage d’écrits fragmentaires numérotés, rédigés sur des feuillets entassés et découverts tardivement dans une malle, la présente parution (2011) s’appuie sur la huitième édition portugaise en date de 2009. La relecture, l’ordonnancement des textes, la traduction constituent les éléments d’un chantier éditorial colossal, toujours en cours depuis 1982. Les écueils ne manquent pas, en particulier la transcription de néologismes chers à l’auteur. Abstraction faite de ceux-ci, on sent tout de même que la traduction mériterait encore quelques derniers petits coups de polissoirs avec parfois des curiosités grammaticales (verbes intransitifs devenus transitifs). Tel quel, ce corpus constitue une montagne littéraire du XXè siécle. Honneur à l’éditeur Christian Bourgois, la mythique Pléiade devant se « contenter » de l’intégrale des poèmes.


Méditations, recueil d’impressions ou de sensations qui alimentent une conscience mélancolique et douloureuse, Le livre de l’intranquillité, malgré quelques références géographiques à Lisbonne ne contient que peu d’éléments matériels et événementiels. C’est une substance qui se nourrit d’elle-même, étrangère à tout ce qui lui n’est pas consubstantielle, et se situe hors du monde. Une poésie de l’instant, en prose. En voici quelques extraits :

95-LI (extraits)
…Toutes les pensées qui ont fait vivre des hommes, toutes les émotions que les hommes ont cessé de vivre, sont passées par mon esprit, tel un résumé obscur de l'histoire, au cours de cette méditation cheminant au bord de la mer ...

…Nous sommes ceux que nous ne sommes pas, la vie est brève et triste. Le bruit des vagues, la nuit, est celui de la nuit même ; et combien l'ont entendu retentir au fond de leur âme, tel l'espoir qui se brise perpétuellement dans l'obscurité, avec un bruit sourd d’écume dans les profondeurs ! Combien de larmes pleurées par ceux qui obtenaient, combien de larmes perdues par ceux qui réussissaient ! Et tout cela, durant ma promenade au bord de la mer, est devenu pour moi le secret de la nuit et la confidence de l'abîme. Que nous sommes nombreux à vivre, nombreux à nous leurrer ! Quelles mers résonnent au fond de nous, dans cette nuit d'exister, sur ces plages que nous nous sentons être, dans le flot de l'émotion ! Ce que l’on a perdu, ce que l'on aurait dû vouloir, ce que l'on a obtenu et gagné par erreur ; ce que nous avons aimé pour le perdre ensuite et constater, après l'avoir perdu et l'aimant pour cela même, que tout d’abord nous ne l'aimions pas ; ce que nous nous imaginions penser, alors que nous sentions ; ce qui était un souvenir, alors que nous croyions à une émotion ; et l'océan tout entier arrivant, frais et sonore, du vaste fond de la nuit tout entière, écumait délicatement sur la grève, tandis que se déroulait ma promenade nocturne au bord de la mer..

Qui sait seulement ce qu'il pense, ou ce qu'il désire ? Qui sait ce qu’il est pour lui-même ? Combien de choses nous sont suggérées par la musique, et nous séduisent parce qu'elles ne peuvent exister ! Combien de choses que la nuit évoque et que nous pleurons, alors qu’elles n'ont jamais été ! Telle une voix s'élevant de cette paix de tout son long étendue, l'enroulement des vagues explose et refroidit, et l’on perçoit une salivation audible, là-bas sur le rivage invisible. Combien je meurs si je sens pour toute chose ! Et combien je sens que j'erre ainsi, humain et incorporel, le cœur immobile comme peut l'être le rivage - et tout l'océan de tout, dans cette nuit où nous vivons, vient briser ses hautes vagues pour refroidir ensuite, moqueur, durant ma promenade nocturne, éternelle, au bord de la mer …





(Publié dans la revue Presença, vol. I, n° 27, juin 1930.)






225-LI

Oui, c'est le couchant. J'arrive au bout de la rue de l'Alfandega le pas lent, l'esprit dispersé et, lorsque j'aperçois la tache claire du Teirrero do Paço, je vois nettement le non-soleil du ciel occidental. Ce ciel vire du bleu légèrement verdi au gris blanchâtre, et vers la gauche, tapi sur les pentes de l'autre rive, s'amoncelle un nuage brunâtre, d'un rose comme mort. Il règne une grande paix que je ne possède pas moi-même, froidement éparse dans l'air automnal et abstrait. Ne la possédant pas, j'éprouve le plaisir vague de supposer qu'elle existe. Mais, en réalité, il n'y a ni paix ni absence de paix : du ciel seulement, du ciel de toutes les couleurs qui défaillent – bleu-blanc, vert encore bleuâtre, gris pâle entre le bleu et le vert, vagues tons distants de couleurs de nuages qui n'en sont pas, au jaune indécis obscurci d'une pourpre mourante. Et tout cela est une vision qui s'éteint au moment même où elle est perçue, un entracte entre rien et rien, ailé, suspendu tout là-haut, en tonalités de ciel et de meurtrissure, prolixe et indéfini.

Je sens et j'oublie. Une nostalgie vague, celle de tout un chacun pour toute chose, m'envahit comme un opium émanant de l’air froid. Il y a en moi une extase de voir, intime et postiche.
Du côté de la barre du fleuve, où la disparition du soleil se termine graduellement, la lumière s'éteint en un blanc livide, teinté de bleu par un vert froid. Dans l'air flotte la torpeur de ce qu'on n'obtient jamais. Le paysage du ciel se tait dans les hauteurs.
En cette heure, où je sens au point de déborder, je voudrais céder au malin plaisir de tout dire, au libre caprice d'un style devenu destin. Mais non, seul le ciel profond est réellement tout, distant, s’abolissant lui-même, et l'émotion que j'éprouve - et qui est d'émotions à elle seule, mêlées et confuses - n'est que le reflet de ce ciel nul dans un lac au fond de moi, lac reclus entre des barrières de rochers, lac muet au regard mort, dans lequel les hauteurs distraitement se contemplent.
Combien de fois, oh ! combien, comme en ce moment-ci, ai-je souffert de sentir que je sentais - sentir devenant angoisse simplement parce que c'est sentir, l'anxiété de me trouver ici, la nostalgie d'autre chose que je n'ai pas connu, sentir le couchant de toutes les émotions jaunir en moi et se faner en une grisaille triste, dans cette ce extérieure de moi-même.
Qui donc me sauvera d'exister ? Ce n'est pas la mort que je veux, mais cette autre chose qui luit au fond de mon désir angoissé, comme un diamant imaginé au fond d'une caverne dans laquelle on ne peut pas descendre. C'est tout le poids, toute la douleur de cet univers réel et impossible, de ce ciel, étendard d'une armée inconnue, de ces tons palissant lentement dans un air fictif, où le croissant d'une lune imaginaire émerge dans une blancheur électrique et figée, découpé en bords lointains et insensibles.
C’est le manque immense d'un dieu véritable qui est ce cadavre vide du ciel profond et de l'âme captive. Prison infinie – et parce que tu es infinie, nulle part on ne peut te fuir !





(Publié dans Descobrimento, n° 3, 1931.)





483 - LI

Je m'apaise enfin. Tout ce qui était vestiges et déchets disparaît de mon âme, comme si cela n'avait jamais existé. Me voici seul et paisible. L'heure que je traverse ressemble à celle où je me convertirais à une religion. Rien cependant ne m'attire vers le haut, même si rien ne m'attire plus vers le bas. Je me sens libre, comme si j'avais cessé d'exister et que j'en aie cependant conscience.
Je m'apaise, oui, je m'apaise. Un calme profond, aussi doux : chose inutile, descend jusqu'au tréfonds de mon être. Les pages déjà lues, les obligations remplies, les faits et hasards de l'existence -tout cela s'est transformé en une vague pénombre, un halo à peine visible, entourant quelque chose de paisible dont je ne sais ce que c'est. Les entreprises où j'ai placé, parfois, l'oubli de mon âme ; la pensée où j'ai placé, quelquefois, l'oubli de l'action, se transforment en une sorte de tendresse dépourvue d'émotion, une sorte de compassion fruste et vide.
Cela ne vient pas du jour doux et lent, tendre et nuageux. Ni de cette brise à peine ébauchée - presque rien, à peine plus que l'air qu’on sent déjà frémir. Ni de la teinte anonyme du ciel, tacheté de bleu ici ou là, faiblement. Non. Non, parce que je ne sens pas. Je vois sans intention de voir, et je vois sans remède. J'assiste attentivement à un spectacle inexistant. Je n'éprouve pas de l'âme, mais de la tranquillité. Les choses extérieures, nettes et immobiles même si elles bougent, m'apparaissent telles que le monde a dû apparaître au Christ, lorsque, du haut de tout, Satan est venu le tenter. Les choses ne sont rien, et je comprends que le Christ ne se soit pas laissé tenter. Elles ne sont rien, et ce que je ne comprends pas, c'est que Satan, vieux de tant de science, ait pu croire tenter avec si peu de chose.
Coule, légère, ô vie qu'on ne sent point, ruisseau au mouvant silence, glissant sous des arbres oublieux ! Coule, caressante, âme que nul ne connaît, murmure que nul ne peut voir derrière les longues branches inclinées ! Coule, inutile, coule sans raison, conscience qui ne l'est de rien, vague lueur brillant au loin, au creux des feuilles, conscience dont nul ne sait d'où elle vient ni où elle va ! Coule, et laisse moi oublier !
Souffle incertain de ce qui n'a pas osé vivre, gorgée fruste de ce qui la pu sentir, inutile murmure de ce qui n'a pas voulu penser – passe lentement , passe faiblement, subis les tourbillons auxquels tu es contraint et la pente que l'on t'impose, va vers l'ombre ou la lumière,frère du monde, vers la gloire ou vers l'abîme, frère du Chaos et de la Nuit - mais souviens-toi encore, en quelque fond obscur de toi-même, que les Dieux sont venus après toi, et que les Dieux mêmes passent à leur tour.

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