dimanche 22 mars 2015

La ballade de l’impossible



Haruki Murakami - La ballade de l’impossible - 10/18


Une fois j'ai eu une fille,
Ou devrais-je dire,
Une fois elle m'a eu.

Elle me montra sa chambre,
N'est-ce pas beau,
Le bois de Norvège.

Elle me demanda de rester
Et de m'asseoir n'importe où
Alors j'ai regardé autour de moi et remarqué
Qu'il n'y avait pas la moindre chaise

Je me suis assis sur le tapis
Attendant le bon moment
Buvant son vin

Nous avons parlé jusqu'à deux heures du matin
Puis elle dit,
Il est temps d'aller au lit.

Elle m'a dit qu'elle travaillait le lendemain matin
Et se mit à rire.
Je lui répondis que moi je ne travaillais pas
Et je me suis traîné jusqu'à la baignoire pour y dormir

Et quand je me suis éveillé,
J'étais tout seul,
Cet oiseau s'était envolé

Alors, j'ai allumé un feu,
N'est-ce pas beau,
Le bois de Norvège.
 
John Lennon – Norvegian Wood


[…] elle venait d’avoir vingt ans. Et moi, j’aurais vingt ans à l’automne. Seuls les morts avaient toujours dix sept ans.

Haruki Murakami - La ballade de l’impossible


Un lecteur l’aura peut-être noté, la chronique des ouvrages de Haruki Murakami dans ce blog s’effectue dans un ordre chronologique ascendant. Une telle entreprise, bien involontaire, évoque un travail de mémoire. La pêche aux souvenirs, c’est d’ailleurs le thème de La ballade de l’impossible.

L’écoute de «Norvegian Wood», une chanson des Beatles, ramène Watanabe dix huit ans plus tôt, à la fin des sixties, et suscite l’évocation de ses années universitaires et de son amour d’adolescence, Naoko. Beaucoup de choses disparaissent à cette époque et pas seulement une ère musicale exceptionnelle. Le narrateur et Naoko pleurent le suicide de Kizuki, un gamin de dix sept ans avec lequel ils entretenaient une relation d’amour-amitié fusionnelle, façon Jules et Jim (1). Encore que pleurer est un mot bien fort pour ce roman d’une infinie délicatesse, où la souffrance trace un chemin de silence dans le cœur et l’âme de ses proies. Mais voilà qu’à son tour Naoko, victime de graves troubles psychiques s’éloigne progressivement de Watanabe, le laissant désemparé malgré la présence de Midori, une autre jeune femme éprise du narrateur.

Pas tout à fait Love story ni roman d’apprentissage, La ballade de l’impossible est un roman sur la tragédie de l’adolescence, sur la ligne de fracture entre l’enfance et la vie adulte. Beaucoup s’en sortent, certains sont rejetés dans les ténèbres. Watanabe fait partie des survivants. A la fin de ses études secondaires, plusieurs mois après le décès de Kizuki, il s’inscrit dans une faculté de lettres sans trop de convictions, s’installe dans un foyer d’étudiant et partage son existence entre petits boulots, cours ennuyeux, alcool et sexe faciles. Les universités des sixties semblent s’être donné le mot dans le monde entier. On y bosse un peu, des grèves se déclenchent, on regarde de travers le facho. Le facho en question, en fait un japonais traditionaliste, a au moins le mérite de lui apprendre à nettoyer sa chambre et à se doucher de temps à autre. Naoko reste au cœur de ses pensées, mais ils ne se revoient qu'épisodiquement.

A son habitude, Murakami construit des personnages en opposition de caractères : Watanabe l’indécis, Nagasawa et ses plans de carrière, Naoko la jeune fille aimée et lunatique, Midori jeune femme solaire et déjantée. Beaucoup de ces éléments seront repris dans Chronique de l’oiseau à ressort, y compris les fameux puits, symboles des chausses trappe de l’existence.
Mais ici l’écrivain a cristallisé l’ensemble de ses matériaux narratifs en un pur chef d’œuvre. Au fil des réminiscences littéraires dont il est coutumier, on reconnaîtra La montagne magique de Thomas Mann dans le séjour effectué par Naoko dans un hôpital psychiatrique situé au nord de Kyoto dans une région montagneuse et boisée. L’histoire de Watanabe et Naoko semble aussi sortir tout droit des paroles de « Norvegian Wood ».

L’écriture de Haruki Murakami toute en légèreté et en retenue n’appartient qu’à lui.  Au jeu de la nostalgie, La ballade de l’impossible rejoint Fugues de Lewis Shiner. Les forces de la vie, dit t’on, doivent l’emporter sur celles de l’amour. Or si l’on écrit des livres c’est pour démontrer l’inverse. Avec cet « écume des jours » l’écrivain japonais a livré une pure merveille, le meilleur ouvrage chroniqué de ce modeste blog.





(1) film de François Truffaut

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